Ayant mis mes pas dans ceux d’une enseignante-chercheuse de 23 ans, j’arrive à Moscou avec le salaire équivalent à ce noble statut, et d’agrégée de 36 ans, posée, embourgeoisée, je redeviens étudiante, ou du moins je me vois dans la nécessité d’adopter un style de vie qui me ramène plus de dix ans en arrière. Outre les plaisirs de la collocation, que j’ai déjà évoqués dans un précédent billet, les restrictions budgétaires de mon nouvel état me conduisent non seulement à pinailler lorsque je pénètre dans l’épicerie du coin, qui vaut bien celle du Bon Marché, et à rendre d’un air gêné la part de poisson qu’on veut me vendre pour 10 € – je ne garderai que quelques pommes à prix d’or-, mais ces nouvelles dispositions financières s’accompagnent aussi d’un retour à d’anciennes habitudes, que je renfile comme un vieux vêtement que j’aurais gardé au fond d’un placard, et dans lequel je me trouve finalement bien à l’aise. Pendue à Skype comme jadis au téléphone, travaillant jusqu’à pas d’heure et finissant le travail dans le brouillard matinal, je redécouvre le plaisir de déjeuner à la cantoche pour deux euros, et de faire une pause café pour rompre les longues après midi à la bibliothèque. Après avoir zoné sur internet en quête des filons festifs, je vais à une soirée francophone où l’on vous met un petit bracelet pour signaler que vous avez payé votre écot, et que vous pourrez boire à volonté du champagne (russe). Je rentre avec ma première cuite russe – même pas à la vodka, quelle honte – et les yeux piquants de cigarette, comme au bon vieux temps.
Mais j’ai décidé de ne pas m’en tenir à mes frasques estudiantines, et non contente de parcourir la toile en quête d’improbables rencontres franco-russes, je cède aux pressions familiales et amicales qui m’incitent à me rendre à l’ambassade (de France), où il y a « forcément un accueil des expatriés », et je me pointe à la réunion de rentrée de Moscou-Accueil. On ne me laissera pas franchir la porte de cette grande volière – c’est bien le son qui me parvient, depuis l’entrée – sans que j’aie payé ma cotisation (pas donnée), et reçu le badge-sésame, que je porterai désormais autour du coup, le long d’un cordon jaune canari tout à fait dans le ton de cette féminine assemblée. Car la grande salle est remplie de femmes, qui s’agitent autour des stands proposant diverses activités, dont j’ai un rapide aperçu en parcourant le guide que l’on me remet avec le « kit d’accueil » (et qui vaut, paraît-il, la cotis’) : peinture sur porcelaine, encadrement, baby group, tarot, mais aussi gym et danses en tout genre, ou club de théâtre et de littérature. Vaguement vexée, pour ne pas dire humiliée, d’avoir dû répondre à la première personne qui m’adressait la parole, et qui me demandait dans quelle école étaient mes enfants, que non, je n’en avais pas, je me gausse intérieurement et me gargarise de sarcasmes post-adolescents sur le thème de la femme au foyer, réduite à coudre des vêtements Cyrillus pour ses poussins, ou à dispenser ses lumières culinaires à des compatriotes en exil pour passer le temps. Vieille célib’ encore en activité, je m’inscris quand même aux clubs de marche et de footing (ça ne peut pas faire de mal), tout en me demandant si je vais me rendre à l’apéro de mon quartier (organisé par l’hôtesse au « bandana » jaune (quoi ! ça existe encore les bandanas ??)), dont « le but est de rencontrer les nouveaux de son quartier et de faire connaissance en couple (sans enfants) » (sic). En attendant, je me bourre de croissants, subliiiimement beurrés, et qui me motiveront certainement pour revenir à la prochaine réunion.
N’ayant donc ni la naïveté charmante des étudiantes Erasmus, ni la confiance rayonnante des mères au foyer, je me trouve étrangement décalée. Heureusement, l’Université m’offre un lieu de choix, où mon âge coïncide tout à coup avec la perception que j’ai du monde, et que le monde est susceptible d’avoir de moi. La distance qui me sépare des étudiants qui assistent à mon cours est à la fois celle des ans (une quinzaine), du savoir (la culture française que je véhicule) et de l’expérience (on n’est pas prof pendant 13 ans sans que ça laisse des traces). Leurs visages attentifs et souriants, leurs questions gauches et pleines d’intérêt me ragaillardissent et me comblent. Je me pavane, je réponds avec assurance et bienveillance, pour peu je me mettrais à leur chanter du Dalida : même si j’ai « deux fois dix-huit ans », je me sens tout à coup envahie par la sérénité orientale et langoureuse de la maturité, et avant de « mourir sur scène », je goûte un peu de cette plénitude du soleil au zénith, qui va doucement vers le couchant. Allez, pour le plaisir, réécoutez-la :