Les choses ont commencé à se gâter sérieusement à l’arrivée du mystérieux propriétaire. Jusque là, il m’avait fallu composer avec sa charmante épouse qui, non contente de ne pas vouloir me parler russe, semblait avoir décidé de ne pas me parler du tout. Ce parti pris, déployé sur fond d’incompréhension mutuelle (puisque mon hôtesse ne m’avait jamais exposé ses codes du bien vivre ensemble, si tant elle qu’elle en eût), l’avait conduite à une sorte de gestuelle chamanique, faite d’objets posés d’une façon significative, qu’il me fallait impérativement interpréter si je voulais me faire un chemin dans cette sorcellerie domestique. Ainsi, j’hésitai d’abord sur le sens de l’apparition d’un sac plastique à ordures à côté de la poubelle principale, peinant à croire que l’on se livrât ici à la passion du tri des déchets, et je coinçai ma couleuvre revancharde par une question faussement naïve sur ce nouvel objet. Dans son bafouillement gêné, sous son visage crispé de s’être laissé prendre en flagrant délit de mesquinerie, je n’eus pas de peine à comprendre ce que j’avais déjà deviné : comme elle m’en voulait de ne pas descendre assez souvent la poubelle (activité que j’avais en effet délaissée à mon arrivée, n’ayant pas compris – puisqu’elle ne me l’avait pas expliqué – où se trouvait le local-poubelles, qui n’existe en fait pas plus que le ramassage des ordures), mon hôtesse avait décidé de créer sa poubelle personnelle, me laissant royalement le récipient principal à vider à ma guise. Mais la situation commença à empirer lorsqu’elle entreprit de mettre chaque soir le lave-vaisselle en route, qu’il fût plein ou à moitié vide, afin que – on notera que l’expression de la causalité tient ici, peut-être, à la paranoïa que je devais naturellement développer en de telles circonstances – je la vide tous les matins, pour pouvoir y placer mon propre bol de céréales et ma tasse de thé. Je commençai par obéir à cet ordre muet, vidant consciencieusement les restes nettoyés de l’impénitente, mais me laissai finalement gagner par sa bassesse, en procédant à un rangement partiel de la vaisselle ennemie.
C’est dans ce climat de tension palpable que celui que j’appellerai Pierre (et dont je commençais à douter de l’existence) fit son grand retour. Sa présence vaguement débonnaire, un brin négligée, instaura une forme de trêve dans cette guerre qui ne se disait pas, et je remerciais le Ciel que Maria pût enfin noyer son chagrin dans le nuage de fumée qui flottait désormais autour du nouveau maître des lieux, digne héritier dans l’art des sapeurs. Mais lorsque j’appris que l’ensemble de l’appartement allait être loué à un jeune couple de russes (avec un enfant), et que ces derniers accorderaient une chambre…aux actuels propriétaires, je compris qu’il était grand temps pour moi de partir. Je n’avais pas été sans chercher, depuis quelques semaines, à me reloger dans de moins déliquescentes pénates, mais la rencontre fortuite avec la jeune femme russe (la nouvelle), clope au bec dans une cuisine au bord du désastre – car pour diverses raisons, Pierre avait commencé à la vider, ce qui évidemment n’avait pas été fait depuis plus de vingt ans – me fit entrevoir l’urgence du problème. Il fallait agir vite, et mes recherches récentes s’étaient avérées globalement infructueuses. J’avais commencé par trouver une chambre minuscule dans un appartement situé en face du métro – quand on connaît les distances moscovites, on apprécie – et m’étais réjouie de partager cette collocation avec deux jeunes femmes russes incroyablement sympathiques en comparaison du spécimen que je côtoyais à domicile. Las ! On me préféra – sans surprise – un jeune homme étranger, dont on m’argua qu’il était mieux adapté à la chambre que je ne l’étais (la femme russe sait où est son profit). Je repris donc mes pérégrinations électroniques, et visitai un appartement situé en « banlieue » de Moscou (selon une vision marquée par la frontière existentielle du périphérique parisien), au 12è étage au-dessus d’une avenue large comme une autoroute. J’écoutai patiemment l’occupant de la chambre, un Américain qui vendait son produit comme s’il était chez Microsoft, me vanter le calme exemplaire des lieux (hum…), tout en m’expliquant qu’il allait passer l’hiver aux Canaries – et peut-être y rester toute l’année. Ne trouvant décidément pas la perle du côté du seul site anglophone dont on dispose ici pour trouver une collocation, je pris mon courage (et mon téléphone) à deux mains, et m’arrangeai pour visiter une chambre au sein d’une ancienne « communalka » (appartement communautaire), située à deux pas d’un métro très central. En dehors de mon exploit téléphonique – avoir réussi à prendre un rendez-vous dans mon russe primitif m’exalta pendant au moins deux heures –, je ne retirai de cette visite que tristesse et frustration : une aimable femme m’avait montré le taudis délabré dans lequel elle habitait depuis trois ans, tout en m’expliquant qu’elle remportait avec elle ses matelas (jetés à même le sol), sur lesquels je n’aurais de toute façon voulu dormir pour rien au monde.
Heureusement pour moi, j’ai une mère-poule, et depuis que je suis arrivée, je ne peux que rendre hommage à ce talent qu’elle a de pourvoir à mes besoins, même et surtout à 2500 km de distance. Pour une fois, je lui sais gré de raconter ma vie sur la place de Paris et dans toute la Sarthe, car ses réseaux amicaux s’étendent jusqu’à Moscou : grâce à ma chère entremetteuse, j’ai dîné en ville il y a deux jours avec une de ses amies, qui m’a gentiment mise en relation avec une autre femme, française et moscovite de longue date. Le lendemain, j’avais emménagé dans son nouvel appartement. C’est propre, net, bien situé, et il y a même internet. J’attends la propriétaire…