Ayant une fâcheuse tendance à transposer ma vie parisienne au cœur de Moscou – c’est-à-dire à courir de l’université au conservatoire, sans oublier ma chambre-bureau – je ne peux encore me vanter d’avoir passé au peigne fin les attractions touristiques de la ville, et je compte sur un album de photos vieux de dix ans pour me rendre mes souvenirs du Kremlin sous la neige. Pour l’heure, c’est sous la pluie que je fais du tourisme malgré moi, arpentant la rue de la vieille Arbat qui fait désormais partie de mon « quartier », si tant est qu’on puisse appeler ainsi l’artère monstrueuse qui relie le Kremlin à la Nouvelle Arbat. J’avais entendu parler de l’ancienne rue dans les pages pédagogiques de mon précieux Assimil, et c’est avec la petite satisfaction de pénétrer en terrain connu – comme le jour où j’entendis quelqu’un prononcer exactement la phrase de mon manuel : « Dans cette église, Pouchkine s’est marié » – que j’ai commencé à me promener dans cette rue réputée pour être une des plus vieilles de Moscou. Hormis le plaisir que j’ai eu à m’éloigner momentanément du vacarme autoroutier de la nouvelle Arbat (l’ancienne étant piétonne depuis plus de vingt ans) tout en longeant de jolis immeubles rénovés, j’ai tristement constaté que le tourisme de masse avait fait son œuvre néfaste, et pondu d’innombrables petites échoppes d’attrape-touristes, laides et identiques. Pour un peu, on se croirait sur le boulevard de Rochechouart, où les sex-shops (qu’on ne voit pas ici) jouxtent les vendeurs de porte-clés tour eiffel et les casquettes arc de triomphe. Ici, non loin des matriochkas clignotantes et des chapkas à prix d’or, au milieu des musiciens qui contribuent vaguement à la kitschisation des lieux, erre un certain nombre d’hommes-sandwiches, dont on n’accepte pas les petits papiers faute de poubelles publiques où les jeter aussitôt, et parmi lesquels on compte un personnage renfrogné qui fait la publicité (assez réussie, vue sa mine) pour un musée de la torture situé à deux pas.
Je ne me suis pourtant pas risquée à visiter ce musée qui a l’air aussi défraîchi que le musée de l’érotisme du boulevard Rochechouart, dans la vitrine poussiéreuse duquel on admirera toutefois une chaise en bois pourvu d’un ingénieux système de langues (en bois) tournantes, sorte de godemichet géant et préhistorique. A vrai dire, il m’a suffi d’aller au bout de la vieille Arbat, dans le club de sport que j’ai déniché derrière trois arrières cours, pour me faire ma petite séance de torture personnelle, sous la forme d’une leçon de fitness donnée par une jeune femme au visage déterminé et aux formes irréprochables. Raz ! Dva ! Tri ! Me voilà partie pour un millier d’abdominaux, sous la férule impitoyable de notre descendante des kapo, qui ne laissera pas un pet de graisse échapper à sa vigilance. Tombée sans crier gare du côté de la barbarie moderne, je lève la fesse pour la centième fois en manquant de m’évanouir de fatigue, je soulève le bassin avec une envie de vomir que je trompe en répétant dans ma tête les chiffres qui vont de 1 à 8, sur lesquels je serai incollable à la fin de la séance – si je ne meurs pas avant. Ruisselante, tremblant de faiblesse, je n’ose cependant m’échapper, tout en me jurant qu’on ne m’y reprendra plus, et que je m’en tiendrai désormais au cours de gymnastique Pilates (entendez : la gym qui ne fait pas mal) auquel assistent des femmes d’un certain âge, qui ne pourraient pas passer le test adipeux de notre ravissante garde-chiourme. La prof de Pilates nous ramène à la civilisation : 50 ans, normalement ronde et un chouïa flasque aux entournures, elle s’empresse avec affabilité de me livrer son vocabulaire technique en français, et parle notre langue avec une délicatesse hésitante, s’excusant, charmante, de l’ancienneté de ses souvenirs. De son cours, je ressortirai avec d’agréables courbaturettes, et le sentiment renforcé de l’existence d’un gouffre entre les narcisses masochistes de la modernité, et les restes incomparables de l’éducation, de la culture et du savoir-vivre.