(re) partir !

Il y a ceux qui restent et qui ne comprennent pas : partir, mais pourquoi ? Ils ont le sentiment que tu viens d’arriver, que tu fais désormais partie du paysage, et puis, tout ce chemin parcouru qu’ils considèrent avec effarement, non, un tel gâchis, ce n’est pas Dieu possible, tu ne vois pas ? Tu as fait le plus dur, gravi la montagne de la langue, apprivoisé les visages, la dureté, le froid, vois, partout des amis, regarde, des musiciens aussi, et de l’imprévu encore, à chaque coin de rue. Et tu te laisserais presque convaincre, mais oui, dans l’euphorie du printemps revenu, dans les jours qui rallongent et réveillent les grandes illusions, et les sourires qui éclairent le visage de tes étudiantes comblées, qui te couvrent de cadeaux, de remerciements venus du ciel, douces émotions, pour un peu tu y croirais, à cette vie qui coule de source. Mais il suffit de retourner la carte et « rester » ouvre des abîmes, pourquoi ici plutôt qu’ailleurs, pourquoi aujourd’hui, quelle est cette vie qui m’est échue, te voilà projetée au-delà de l’hiver qui viendra bien assez tôt, et tu sais que le départ est inéluctable, malgré la lumière ou la verdure qui t’enivrent. Oui, tu le sens, ce déséquilibre vital, cette aspiration par le vide, il te faut tout reprendre, retrouver cet appel d’air, bouffée folle dont tu t’es grisée en poussant les portes de ta prison dorée, où il te faudra revenir si tu échoues, mais voyons un peu, d’ici là, ce que la vie te réserve.

Un week end à la datcha

Lorsqu’Olga, une de mes anciennes étudiantes (42 ans), me propose de venir passer un week end dans sa datcha avec son fils de 17 ans et son mari, je saute sur l’occasion. Enfin, un peu d’immersion totale, quelques heures de vraie vie à la russe ! Je prends mon baluchon, et la petite famille me cueille à la sortie du métro, dans un 4/4 rempli jusqu’à la gueule. En fait, un grand chien se prélasse dans le coffre vide, tandis qu’Olga et Sasha s’entassent au milieu des sacs de courses (ô joie ! pas besoin de passer à Achan avant d’arriver en rase campagne), me laissant aimablement la place du mort aux côtés du conducteur, Pavel. Après avoir tourné vers moi son visage rond et souriant, version très affable du type russe, il met le turbo, et c’est parti pour deux heures de conduite couleur locale : accélérations brusques, collage au cul des voitures de la file de gauche qui ne se rabattent pas, doublage desdites voitures par la droite, insultes jetées vers les engins qui se rabattent à droite soudainement, en voyant le bolide débouler dans le rétroviseur. Notre furieux véhicule tressaute sur le tarmac un peu moins lisse qui nous conduit au bourg, et lorsqu’il vient à s’arrêter devant une sorte de grand chalet au toit de tôle, je mets le pied à terre en tremblant, nauséeuse et reconnaissante – d’être en vie, de n’avoir pas vomi partout, et du silence qui nous entoure soudain, tout en neige et forêt.

Au fond du jardin, un petit pavillon semble en sommeil ; à ses pieds, je devine une mare de poche où l’on pêche aux heures perdues, et l’on me montre aussi le bania, cet antre de feu pour jours de grand froid. Mais le temps est doux (on frôle le zéro), peu propice à la transpiration organisée, et l’heure avancée nous pousse à l’intérieur, dans la maison principale, dont les murs boisés – des rondins épais coupés sur la tranche médiane – nous enveloppent comme de gros coussins. Une longue soirée d’agrément s’offre à nous, puisqu’il a été dit que le plaisir de l’hiver à la nuit tombante est de n’avoir rien à faire, si ce n’est grignoter des butterbrods (petits sandwiches au fromage) avant de se lancer dans une siestouille réparatrice, puis écouter le feu crépiter en regardant le chien qui le regarde aussi. En toile de fond, des chansons dansantes des années 40 que Pavel a mis sur une platine 33 tours, très tendance, avant d’aller s’enfermer dans un petit bureau pour travailler un peu. Olga s’affaire, prépare une purée maison, dépiaute un grand poisson acheté au marché dont elle fait revenir les abats en me signalant que c’est là le « caviar » du poisson (le mot sert ici à désigner des réalités diverses, pas toujours ragoûtantes), et malgré mon statut d’invitée qui me confère une sorte de droit à l’oisiveté, d’immunité laborieuse, je tâche de me rendre utile en mettant le couvert.

Avant de manger le poisson cuit sur la braise, Pavel nous entraîne sur la terrasse pour un premier toast (Lambrusco), à notre rencontre, à l’amitié, assurant qu’avec quelques verres de plus il finira par parler français couramment (il en est à deux mots). En attendant, on enchaîne sur un vin ukrainien douteux, et après avoir décliné la traditionnelle tasse de thé qui termine ici tout repas (je crains les excitants à cette heure), j’en suis quitte pour un verre de cognac, censé prodiguer un délicieux effet soporifique. Petite mise à l’épreuve de la divine liqueur pendant la dernière partie de la soirée : on a fermé les rideaux, descendu un grand écran et mis en route un home cinéma qui a quelques siècles d’avance sur les sanitaires (chacun ses priorités), pour regarder un polar français, doublé à la russe – c’est-à-dire avec les voix originales en arrière-plan, et une voix unique (pour les personnages du même sexe) qui débite très fort une traduction monocorde. Si les mélanges alcoolisés ne m’ont pas encore donné mal à la tête, l’exercice qui consiste à essayer d’écouter la voix française tout en écoutant la voix russe pour voir si ça correspond à ce que j’ai compris grâce à la voix française manque de m’étourdir. Pour couronner l’affaire, on découvre passé minuit que c’était le premier épisode d’une série : le mystère du meurtre reste entier (soupir).

Après une nuit paisible (le cognac magique a fait son effet), j’ouvre un œil au petit matin, enfin, à 10h, pas pressée de mettre le pied par terre alors que la maisonnée semble encore endormie. Je finis par sortir de mon cocon de bois, après avoir entendu quelques craquements annonciateurs d’un début d’activité peu frénétique mais certain. Dans la cuisine, la belle maîtresse de maison, aux gestes calmes et lents, prépare de petites crêpes fromagées qu’elle fait frire dans l’huile (des cirnikis), pendant que son mari, déjà à 400 à l’heure, a repris ses quartiers dans le cabinet de travail. A l’étage, le grand adolescent tout en jambes patiente en faisant ses devoirs. De mon côté, je trépigne avec le chien aux côtés de sa maîtresse, je mets la table pour tromper la faim, et je prépare le thé pour gagner du temps (mais rien n’y fait, il faudra attendre la cuisson de toutes les crêpes, et nous finirons par boire le thé froid). Enfin, le signal est donné, tous à table, pour un petit déjeuner qui se présente comme une étrange reprise et variation sur le thème du lait : cirnikis, donc, à base de fromage, kéfir (boisson aigrelette issue de la fermentation du lait), autre liquide proche du kéfir, yaourts, et, last but not least, crème fraîche sur les cirnikis. Je cherche en vain quelque pot de confiture pour mettre un peu de couleur dans tout ça, puis j’avale huit crêpes coup sur coup, que je noie dans le thé tiède.

Lestée, requinquée, me voilà prête à chausser les skis de fond que l’on me tend avec entrain. Nous patinons sur la neige mouillée, avant de rejoindre un lac dont je devine que la fonte a commencé depuis quelques jours. S’il n’y avait pas quelques pêcheurs dispersés ça et là sur la glace un peu molle, je serais certaine de connaître bientôt mon premier vrai bain à la russe…Mais non, nous arrivons sains et saufs sur la berge, où Pavel, qui skie plus vite et a visiblement trois fois plus d’énergie que la moyenne, vient nous cueillir avec sa voiture chérie. Cette matinée (enfin, il est 15h) follement sportive se termine par quatre matchs de ping-pong avec le fils de la maison, qui me laisse galamment gagner quelques balles tandis que je peux jurer tout mon soul en français. Ouf, le déjeuner ne se fait pas attendre : brochettes de porc sur le grill (chachliks), purée maison (toujours impeccable), et même une tarte aux fruits industrielle pour accompagner la tasse de thé, mmm, ça fait du bien par où ça passe. Tradition familiale oblige, Pavel tire les rideaux et lance de nouveau le vidéo projecteur, proposant de regarder la suite du navet franchouillard qui nous a laissés sur notre faim la veille au soir. Je parviens toutefois à orienter son choix vers une œuvre un peu plus profonde, « Est – Ouest », qui met en scène le retour d’un émigré russe (le séduisant Oleg Menchikov) avec sa femme française (Sandrine Bonnaire) après la « grande guerre patriotique » (2è guerre mondiale). Alternant dialogues en français et en russe, le film m’épargne une nouvelle expérience de schizophrénie linguistique, et me procure la satisfaction de noter une hausse de mon niveau de compréhension générale (oui, oui, même en russe). Nous en sortons tout exaltés, un peu ahuris, à six heures du soir.

L’heure du départ approche, et il règne une atmosphère de fin de vacances à la campagne, ce mauvais moment à passer qui consistait à quitter ses jeux, « fermer la maison », moment orchestré par ma mère qui distribuait nettement les rôles et donnait à chacun son instrument, un balai pour faire la cuisine, l’aspirateur pour le dortoir, ou l’éponge pour les toilettes, mais par chance, il n’y a ici qu’à tirer les volets, finir la vaisselle, et rangeotter un peu en attendant que le maître de maison veuille bien sortir de son antre et mettre les voiles. Je constate à nouveau la répartition naturelle des rôles entre les membres de la famille, fondée sur un clivage traditionnel entre les sexes et les générations, maman au fourneau, papa au boulot, et le fiston aux tâches annexes pas très exaltantes (sortir les poubelles, ouvrir la grille). Ça a l’air de rouler tout seul, Olga ne se plaint pas une seconde d’avoir à nettoyer toute la cuisine pendant que Pavel fume une clope en pianotant sur son téléphone, tout ça dans un climat si paisible qu’on finirait par avoir quelques doutes sur l’intérêt d’une quelconque révolution féministe. Nous reprenons nos places dans le 4/4, et le mâle dominant tripote son Iphone tout en conduisant à 90 km/h, pour tomber enfin sur un récit de Boulgakov raconté par un acteur plus qualifié que le doubleur fou du samedi soir. Tout se tait dans l’habitacle, un délicieux recueillement règne autour du conteur, et je suis touchée de constater une fois de plus qu’en Russie, l’amour de la culture finit toujours par l’emporter – sur les plaisirs de la vitesse, les joies de la technologie, et toutes les vanités et les illusions de la modernité.

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Dans mes petits souliers

Krimov ? C’est un peu une star de la scène moscovite (et internationale, d’ailleurs, car il sera à Avignon cet été), le descendant d’une lignée fameuse (le père était metteur en scène, la mère historienne et critique de théâtre), mais surtout le créateur d’un univers poétique et loufoque, que j’ai eu le bonheur de découvrir à l’Ecole d’Art Dramatique de Moscou. Du théâtre comme j’en rêve, qui dépote – comédiens jusqu’au-boutistes, marionnettes vivantes, décors fous mais pas gratuits, insolites mais beaux, et puis quelques chanteurs lyriques qui traînent par ci par là, ajoutant un zest de sublime s’il en manquait encore. Alors bien sûr, quand ma logeuse (Claire), qui connaît le tout-Moscou, me dit au détour d’une conversation : « Si tu veux, je peux te présenter à mes copains Krimov, peut-être qu’ils pourront faire quelque chose pour toi, rapport à la musique, ou au théâtre », je dis banco, tu peux compter sur moi ; et quand elle m’annonce que ça y est, c’est ce soir, rendez-vous chez eux vers vingt-deux heures, je me mets à piaffer sérieusement. Ce n’est pas que j’imagine deux minutes me faire une place au soleil de ces super-pros, mais l’idée d’approcher le Maîîîître excite en moi la fibre groupisante, et je me dis qu’avec un peu de chance, je peux proposer de servir les cafés pendant les répétitions ou un truc dans le genre.

Nous voilà donc, Claire et moi, dans l’antre de l’artiste, sorte de loft sur le mur duquel sont tendues quelques unes de ses réalisations picturales, tandis qu’un autre mur est transformé en écran de télévision géant, Mme Krimova regardant Euronews sur vidéo projecteur en attendant le retour de son mari. Notre arrivée la tire du canapé où elle se lézarde, mais Claire l’y remplace illico presto, sa passion pour les nouvelles l’emportant largement sur les nécessités mondaines de la conversation, et je me vois obligée de meubler péniblement, dans mon russe approximatif, les minutes qui nous séparent d’un passage à table que nous n’avions pas anticipé (nous avons déjà l’estomac plein), et auquel nous ne pouvons échapper lorsque Dima fait enfin son entrée. Le bonhomme est assez grand, costaud, les cheveux un peu longs et gracieusement argentés, et le visage peu marqué par les rides malgré la soixantaine. A côté, son épouse (et agente) paraît quinze ans de plus, et je n’ai pas de mal à croire qu’il lui faut être clémente quant aux relations que son principal client noue avec ses actrices favorites. Malgré le fait que j’ai moi-même quinze ans de plus que ces dernières, je tente de mettre à profit mes charmes épanouis pour animer une conversation languissante, mais le principal intéressé semble plus préoccupé d’engloutir les zakouskis préparés par sa femme que de me tenir le crachoir, et il se détourne de moi tout en conversant avec un jeune compositeur dont on ne sait pas très bien pourquoi il a été invité. Contrairement à son habitude, Claire parle peu, sinon pour faire une brève allusion à ma présence, et il est question de m’entendre chanter, mais le coin de table où nous sommes entassés, le moment choisi, et les petites crêpes que je me force à avaler par politesse me font repousser l’invitation avec un sourire contraint. Je passe cependant le reste du dîner dans l’état vaguement tachycardique où me mettait la seule idée de prendre la parole en classe, compulsant fébrilement mon répertoire mental dans l’éventualité où je me trouverais acculée à pousser la chansonnette. Rien ne vient. Je sors de table en soupirant de soulagement.

Mais par un mouvement indistinct dont je ne comprends pas tout de suite l’orientation, toute la compagnie se retrouve soudain dans un bureau adjacent, et l’on installe des chaises, en rang d’oignons façon salle de concert, tout en me faisant comprendre qu’il est temps de passer aux choses sérieuses, voilà, on t’écoute. Bien au centre, calé sur sa chaise d’un air satisfait, Dima lance vers moi son regard profond et sûr, et je réalise que je me trouve dans un beau traquenard improvisé, une audition surprise, sans piano, à 23h, avec un verre d’alcool dans le nez, deux dîners dans le ventre, et la voix fatiguée par les exercices excessifs que je lui ai infligés le jour même. Je tâche de prendre l’air aussi dégagé que possible, allez on est entre nous, tout ça c’est sympa au fond, et j’ouvre désespérément la bouche sur un Youkali coincé dans le kiki, regardant au loin la ligne bleue des Vosges, remerciant le Ciel que le ridicule ne tue plus, surtout au moment où le maître de cérémonie me suggère d’interpréter un extrait du Stabat mater de Pergolèse, œuvre à laquelle j’ai eu le malheur de faire allusion à table. Je m’envole alors vers les sommets de la honte, jetant de baroques aigus sous le regard perplexe des spectateurs, et je vibre d’extra-lucidité quant à l’effet pathétique produit par mon égosillation post-prandiale. Retour des pleins feux, murmure vague de compliments de circonstance : je rassemble comme je peux ce qui me reste de dignité, mais il a été écrit que je ne partirai pas d’ici avant d’avoir bu toute ma honte. On me laisse en effet seule avec le grand metteur en scène, qui me demande avec un sérieux incompréhensible ce qu’il peut faire pour moi, sachant qu’il part avec sa troupe en tournée australienne pour quelques mois, et que tous les spectacles sont bouclés d’ici la fin de l’année. Je marmonne que je n’ai rien demandé, que tout ça c’est le fruit d’un pénible malentendu, mais que oui, bien sûr, je serais ravie de tenir le moindre petit rôle sur son plateau, je peux jouer le chat par exemple, au moins mes miaulements vous seront de quelque utilité. Accélérant la fin de cet absurde entretien, je reviens au salon sous l’œil étonné de Claire, qui nous pensait en conversation réglée, et je parviens à l’entraîner dans la rue alors qu’elle tente encore de demander à dame Krimova de mettre en contact avec le gratin des régissors moscovites, persuadée qu’elle pourra encore m’aider malgré mes piètres performances. Difficile d’expliquer à quelqu’un qui n’a peur de rien, pour qui tout est affaire de volonté, et qui surtout n’a pas un passé d’auditions au cœur serré, jambes tremblantes et voix sous plafond harmonique, qu’elle vient de me faire endurer une version accélérée et réactualisée de mes pires cauchemars artistiques.

Love in Russia (2è partie)

« Ma pauvre fille, tu crois encore au père Noël ! ». C’est en substance ce que j’entends dans la bouche de toutes les femmes russes que j’ai rencontrées, lorsque j’ose esquisser le début d’un questionnement sur la possibilité d’une rencontre amoureuse à Moscou. On l’aura compris, la femme russe de plus de 25 ans a définitivement perdu ses illusions, si tant est qu’elle en ait jamais eues. Faisons le point : après avoir ferré son géniteur, qui, n’exagérons rien, peut être simplement un camarade de lycée avec qui elle se marie rapidement, parce que ça se fait, et parce que quand on n’a pas son propre appartement, ça facilite l’intimité, après, donc, avoir conclu des noces printanières et mis en route le bébé censé assurer sa retraite, la jeune fille russe (car à ce stade elle n’a qu’une petite vingtaine d’années) déchante, s’agace, découvre la vie et grandit en même temps que son compagnon qui devient vite encombrant, et dont elle se débarrasse sans regrets. De là, elle prend les choses en main, confie le jeune enfant à sa mère, travaille d’arrache-pied pour faire vivre cette cellule matriarcale, et si l’enfant est un garçon, il sera élevé comme un roi, puis finira par ressembler à son père – pas fiable, égocentrique et alcoolique. Pour la jeune mère, la fin de la décennie se conclura peut-être par un deuxième mariage, mais la fin de la suivante sera probablement le temps du célibat choisi. Il n’y a qu’à voir cette ravissante habitante de Krasnoïarsk, 28 ans, mère d’un garçon de 7 ans, fraîchement divorcée, jouissant des plaisirs d’une nouvelle union (libre cette fois), et s’esclaffant lorsque j’évoque l’idée d’un remariage. Passant sur l’incongruité de ma proposition, elle reprend son sérieux pour me demander quel est l’intérêt de s’embarrasser à nouveau d’un tel boulet. Dans une veine analogue, ma prof de russe, 43 ans, vivant dans 38 m2 avec son fils de 15 ans et divorcée deux fois, lève les yeux au ciel d’un air apitoyé quand j’évoque la question de la vie à deux, car qui voudrait vraiment de ces types qui se laissent porter, qui ne font aucun effort et rechignent à payer au moment voulu, et puis, tu n’es pas au courant, il y a 20 % de femmes en plus que d’hommes à Moscou – statistique ahurissante que la communauté féminine clame à tous vents comme la clé ultime du déséquilibre entre les sexes.

Y a plus qu’à se rabattre sur l’expat’, comme me le suggère une autre amie, qui m’avoue n’avoir quasiment jamais eu de petit ami issu de son propre pays. Le problème est qu’il faut être dans le bon timing, le créneau de l’expatrié se concentrant sur la prime jeunesse, fécondable et malléable à souhaits. Mais c’est là le sujet de mon précédent article, et qui mérite d’ailleurs son pendant : que font les femmes expatriées en mal de mâle ? A l’heure où mes copines fomentent un petit quatrième, il m’a bien fallu me confronter à la question. Mon arrivée à Moscou avait été marquée par la rencontre d’une charmante petite anglaise qui n’avait pas la langue dans sa poche, et qui s’empressa de me mettre au parfum de la situation : nada, nietchevo, que dalle, tu peux mettre une croix sur ta libido, toutes les expat’ arrivées célib’ à Moscou sont reparties, euh, comment dire, la queue entre les jambes, et d’ailleurs (petite voix de confidence), on dit que les russes sont du genre droit-au-but, je te le confirme, ça mériterait une bonne éducation aux préliminaires, mais bon ça se passe plutôt du côté du porte-monnaie, alors que veux-tu. Elle oubliait de me dire que, résultat de l’infâme disproportion évoquée plus haut, ces hommes sont harcelés (surtout s’ils sont bien faits de leur personne), souvent fiers, et ne s’abaissent pas à parler mal anglais devant une étrangère, cette dernière n’éveillant d’ailleurs en eux aucune excitation particulière. Bon, bon, ce n’était pas très encourageant mais après tout, rien ne m’empêchait d’aller tenter ma chance (tous les gagnants ont joué, n’est-ce pas ?), et pourquoi pas auprès de ce jeune homme que je croise dans un bar en compagnie de ses amis, pas très grand, pas trop blond, bonne tête, col roulé en laine bleue marine (qu’il ne quittera pas de la soirée alors qu’il fait une chaleur de bête) dans un style gentleman farmer assez charmant pour ces contrées où le look en vogue reste encore le cheveu long dans le cou et la chemise années 80. Adossée au comptoir, je vais tout tenter, pire que la parade du paon ou la danse nuptiale du kangourou, grattant d’abord sur la corde décontractée de la séduction, par des plaisanteries du type : « c’est quoi ton challenge de la soirée ? Ne jamais enlever ton pull ? », et même si la blague est nulle, je lui arrache quelques sourires, décidément très cute, mais on ne va pas aller très loin comme ça. Alors je vire à la chatte, vamp’ parisienne (j’ai quand même sorti la mini-jupe et le top à paillettes, je ne vais pas me laisser impressionner), et hop rapprochement tactique, collé-serré délicat (peut-être encore un peu timide mais il ne faut pas effrayer la proie). Rien n’y fait, pas la moindre tension corporelle, il faut se rendre à l’évidence : ou le jeune homme est déjà en main (niet, disent ses amis), ou il est très timide (ses amis approuvent derechef), ou c’est un ange (qui n’a pas de sexe, c’est bien connu), ou encore il a aperçu dans un éclair stroboscopique les perfides petites ridules qui signalent les trois ans d’avance que j’ai sur lui (eh oui, j’ai même réussi à savoir son âge). Que voulez-vous, dans un tel environnement, on finit par se coogardiser, j’ai même reçu les hommages d’un jeune homme de vingt-cinq ans qui, à ma décharge, en paraissait trente. Bon, d’accord, lui non plus n’a pas surmonté sa timidité.

Je fais chou blanc, donc, et prends mes cliques et mes claques, c’est-à-dire ma doudoune customisée (j’ai rajouté une ceinture pour faire local) et ma chapka d’époque acquise par ma grand-mère en 1960. Dehors, le froid cogne, et je me mets à marcher façon militaire, prestissimo, plus du tout sexy, quand ralentit à ma hauteur une voiture toute pourrie qui me rappelle celle dans laquelle j’ai traversé la Sibérie, et qui appartient à la catégorie si pittoresque des taxis sauvages de Moscou. Dedans, un type souriant me fait des grands signes, et moi de décliner en souriant aussi, non, non, je n’ai besoin de rien, mais il insiste, et je lui réponds que j’habite à deux pas, on se croirait presque dans l’Ecole des femmes, quand la blanche Agnès répond aux saluts répétés du jeune homme inconnu, et comme il n’en démord pas, eh bien oui, je monte – ah qu’il fait bon dans l’habitable surchauffé. Ma crise de déraison dure une minute puisque vingt mètres plus loin, je lui demande d’arrêter la voiture, mais il ne se laisse pas démonter pour autant, il propose de bavarder un peu, alors d’où venez-vous comme ça, et je lui renvoie sa question, peu étonnée lorsque je l’entends me répondre qu’il est Arménien, pas de doute, ces cheveux bruns, ce bon sourire, cette libido à fleur de peau surtout, rien à faire, il n’y a que les Arméniens ici pour oser jeter les yeux sur une femme avec tant de naturel et d’appétit. (Il y aurait bien aussi les Tadjiks, les Kazakhs, ou les Ouzbeks, mais ceux-là sont encore écrasés par le complexe des habitants issus des ex-républiques soviétiques, et ils souffrent par ailleurs du racisme ambiant). Soudain, alors que prend tournure notre petite saynète franco-arménienne, un homme visiblement pressé de prendre ma place vient tambouriner à la vitre, et j’ouvre la porte sur un imbibé de première classe, sorte de Eltsine au meilleur de sa forme, dont la diction grumeleuse indique une incompréhensible direction tout en accompagnant une gestuelle titubante et fantasque. J’en profite pour prendre congé de mon charmeur de chauffeur, mais celui-ci s’écrie que je ne peux partir sans lui laisser mon numéro, ou prendre le sien, et la brutalité désarticulée de l’ivrogne s’adoucit soudainement, le visage s’éclaircit, quoi, il s’agit d’une scène galante, alors il m’encourage par un flot de tendresse et de paroles égarées, mais il parle tellement fort que je n’arrive pas à entendre le numéro que l’Arménien me dicte, désespéré, maudissant probablement ce viking alcoolisé qui le coupe brutalement dans ses élans. Je m’éclipse, en me disant que tout n’est pas perdu, qu’il y a encore de la vie dehors, et un peu d’espoir en ce bas monde.

Love in Russia (première partie)

Sur la scène primitive de la rencontre amoureuse moscovite, un petit drame diversement rapporté par mes connaissances masculines, mais dont la trame est parfaitement régulière (jusqu’à l’écœurement, selon certains). Une jeune femme russe, ou disons une jeune fille, car elle a encore ce diaphane de peau qui la rend irrésistible, obtient, sans peine, les coordonnées téléphoniques d’un des multiples expatriés qui hantent la grande ville, les sens en feu et les yeux exorbités devant tant de beautés soudain accessibles. Vient le temps du premier rendez-vous officiel, sans témoins (ou parfois avec, comme on va le voir). Le gaillard, tout émoustillé, se rend à l’aveugle dans le troquet que la charmante lui a indiqué, et c’est là où le débandage (du bandeau amoureux, bien entendu) intervient plus ou moins rapidement, selon son état de conscience et ses moyens financiers. Car non, il ne s’agit pas de boire un lait fraise au Starbucks ni même un thé de Chine au café Pouchkine, mais bien plutôt d’entrer dans le vif du sujet autour d’une coupe de champagne, de préférence commandée dans le restaurant le plus cher du quartier choisi (établissement dont je serais bien incapable de vous citer le nom, pour des raisons qui s’éclairciront dans « Love in Russia, 2è partie). Là, le scénario varie : tantôt la belle est venue accompagnée de sa meilleure amie, à qui le généreux expat’ est tenu d’offrir aussi sa coupette (voire son repas, s’il prend le parti de creuser le dossier), tantôt la prévoyante est arrivée avant l’heure arrêtée, et s’est mis en tête de commander un repas pour oligarque en goguette. Là aussi, variation dans les réactions, selon le degré de confiance en soi et le goût pour l’exotisme sentimental développé par le protagoniste masculin. Première « variante » (comme disent les russes) : le rendez-vous préliminaire à prix d’or intervient après une série d’expériences analogues, dont la base assure à la prédatrice le vivre et le couvert pendant quelques mois, quelques places de concert à 500 € sans nécessité de remercier le donateur (ni de lui offrir un café, juste pour le plaisir de la gratitude), puis plantage soudain pour cible plus fortunée ou plus sexy. Mis devant le fait accompli d’une commande à laquelle il n’avait pas assisté, un de ces délaissés chroniques raconte avoir profité d’une éclipse de sa (future) douce aux toilettes pour s’enfuir sans demander son reste (ni payer l’addition).

L’autre « variante » implique que le héros de ces réjouissances appartienne au type masculin qui fait fureur en ces contrées de blondeurs froides et boudeuses : il est grand, brun, catégorie pur-beau-gosse-qui-a-parfaitement-compris-où-il-a-atterri, souvent français, plein d’aisance et prêt à lâcher du rouble pourvu qu’il en ait pour son argent. Et il en a ! Car si ces dames savent faire monter les enchères autour de leur jolie personne, elles savent aussi apprécier la marchandise de qualité, et rétablissent alors l’équilibre de l’offre et de la demande, sans que la tension des rapports amoureux ne soit pour autant exclue. Certaines poussent le vice jusqu’à s’asseoir sur les préliminaires pécuniaires et avancer masquées, telle cette blonde-polyglotte-et-intelligente-qui-sait-très-bien-quels-sont-ses-atouts, et qui, après avoir ferré sa proie en se comportant pendant quelque temps comme une française (i.e. en sortant un biffeton de temps à autres pour participer aux frais du balbutiant ménage), finit par se montrer d’humeur à faire un scandale chaque fois que son chevalier servant (issu de la catégorie sus-mentionnée) suggérait la moindre participation aux frais de leur vie pas encore commune. Surpris mais point décontenancé par cette fronde intempestive, faite d’attaques récurrentes sur le thème : « J’arrête de travailler, tu me payes mes billets d’avion, mon appart’, et 3 enfants » (la bien-aimée est pourtant jeune, pleine d’énergie, et travaille dans le pétrole), le gosse-beau batailleur tenta donc de mettre au pas sa fougueuse pouliche – combat pas encore gagné mais auquel il prend encore à ce jour un visible plaisir.

Un autre de ces dom Juan révélés par la Russie me disait apprécier la clarté de ces rapports d’argent : la fille te donne son prix, c’est très clair, pas de faux semblants et d’approximation, you know what you get. Bon, évidemment, quelque chose me disait aussi que son teint ténébreux et ses yeux de huski ne lui auraient peut-être pas suffi en France pour ferrer sa pépé de choc – mais ça c’est une autre histoire. Quoi qu’il en soit, intriguée par ce fonctionnement boursier des rapports amoureux, dont on peut se demander s’il ne concerne que les malheureux expat’ (mais non), je finis par en toucher deux mots à une amie russe, francophone et francophile. La réponse fut catégorique : plus le gars paye, plus il montre qu’il te veut ; et tout ce qui a été versé, eh bien, c’est toujours ça de pris. Sur le néant ? Sur l’adversité ? Sur la douleur des femmes abandonnées à leur sort, sans pension alimentaire ? Sur la mort précoce des alcooliques ? Peut-être un peu tout ça. En tout cas, le parti avait l’air aussi clair que pour le simili dom Juan, et il m’a fallu me rendre à la raison : point de vénalité dans toute cette histoire, mais, disons, une question de confiance, une forme de caution du sentiment en espèces sonnantes et trébuchantes. Un ami français passé à l’improviste, à qui je racontais l’affaire et qui poussait des cris d’étonnement, s’empressa tout de même de m’offrir mon café, parce que, quand même, il connaissait mon prix.

La brute et le mystique

Je me targue d’être une touriste intelligente, un Usbek – pas ceux qui balayent les rues de Moscou, mais celui de Montesquieu – qui ne s’en laisse pas compter, qui regarde d’un sourire fin ce peuple qu’il ne connaît pas, tentant de l’aborder d’un œil neuf, lavé de tout préjugé, tout en sachant que le comble de la perspicacité consiste justement à regarder à l’intérieur, à être lucide quant aux préjugés que l’on véhicule malgré soi, et qu’il faut mettre sans relâche à l’épreuve du réel. En sourdine, à l’arrière-plan de ma conscience moscovite, il y a cette lutte infime et réitérée, ce va et vient permanent entre l’étonnement et la reconnaissance, ce petit ballet d’étiquettes que je colle et décolle à l’envi sur les boîtes du réel, partagée entre la confirmation de mes idées préconçues et le désir de les voir se défaire soudainement sous mes yeux, par la force ravageuse de l’étrangeté. Tension de l’esprit, donc, vers la classification périodique des éléments, que je sépare pour mieux saisir, que j’identifie pour mieux comprendre.

Nées du dense précipité de l’idée toute faite et de l’observation répétée, deux grandes catégories de Russes baignent ainsi dans le formol de mon esprit, et je me plais à peaufiner leurs étiquettes par des prélèvements successifs livrés à de nouvelles conditions d’expérience. Dans le premier bocal se déploie ainsi la « brute épaisse », le modèle de l’endurci, l’œil acier, la lèvre épaisse (elle aussi), un peu boudeuse, celui dont on se dit « mais oui, forcément, avec ce froid inhumain, comment ne pas se faire une carapace de froideur en retour », et l’hiver passé à Moscou a donné du poids au cliché, parce qu’on se revoit face au vent, les dents serrées, hâtant le pas en bousculant tout le monde sur son passage, tendu comme une arbalète vers le point d’arrivée. Corps élevés à la dure, traits figés, passés par le feu du froid et des éléments, ce sont aussi ceux qui bénéficient d’un crédit de compassion étrangère, car figurez-vous, comment sortir indemne de soixante-dix ans de communisme, on finit par en perdre la souplesse, être méfiant, mais en grattant un peu dans la matière de cet autre poncif, j’ai fini par penser qu’il y avait là peut-être quelque chose de la poule et de l’œuf, qu’on n’avait pas pris le problème dans le bon sens, et que, au fond, c’était peut-être cette coriacité naturelle, cette capacité de résistance, d’auto-pétrification, qui avait permis à ce régime féroce de durer aussi longtemps. Alors, la grande Union Soviétique disparue, la rudesse et l’endurance des tempéraments ont repris leur masque ordinaire, et ce n’est que dans certains visages qu’elles s’expriment à découvert : dans celui des gardes inflexibles qui vous empêchent partout de rentrer sans « propousk » (laisser-passer), même dans une clinique ; sur les faces renfrognées des vieilles babouchkas (ou babouchki, pour les puristes) qui gardent les salles des musées et vous aboient dessus quand vous approchez de la vitrine / téléphonez / parlez fort – vieilles vigiles, tenancières de prérogatives soviétiques qui ne disparaitront qu’avec elles ; ou encore sur les frimousses drastiquement hautaines des jeunes femmes, dont l’indépendance un peu brutale, farouche, s’explique par la conscience de leur éphémère beauté, alliée à la certitude de ne pas trouver de véritable appui auprès des hommes.

Mais dans un autre bocal de ma classification imaginaire – ma petite Russie mentale –, s’épanouit un type humain qui fait pendant au précédent, et qui mérite sa petite fiche technique. Il s’agit des grands sensibles, des inadaptés essentiels à l’inflexibilité environnante, qui hantent les églises orthodoxes où ils font orgie d’encens et de courbettes, ou errent sur la toile moderne du CouchSurfing, creusant un filon alternatif qui les prévient d’être tout à fait des parias, mais qui ne les empêche pas d’avoir l’air allumés, hors du cadre. S’il m’arrive d’associer les premiers (les faces de pierre) au Révizor, je ne peux m’empêcher de penser aux seconds (les âmes à fleur de peau) comme à des lointains descendants de l’Idiot, cet être tout en convulsions et épanchements inconsidérés, dont les crises épileptiques sont l’expression paroxystique de son inadaptation au monde. Sans parler d’un certain penchant des russes pour le pathétique et les torrents de larmes (nouveau préjugé, né de mes lectures, dont une de mes amies a éprouvé la justesse en côtoyant une belle-mère qui s’épanchait un peu trop), il y a là une façon de faire jaillir l’eau de la pierre, une pression contenue qui peine parfois à trouver son lit dans la sévère capitale. Je me suis ainsi retrouvée à arpenter les quais de la Moskva en compagnie de deux figures de ce type émotif, couple étrange et pantelant de désirs insatisfaits, me prenant à partie sur le mode alternatif de la harangue et de la logorrhée. Elle, artiste vidéaste-sculpteur-créatrice-de-happenings, lui photographe pour des journaux people, tous deux âgés d’une petite soixantaine d’années. D’un côté, le débit trop haut perché de la première, qui me montre au passage une flaque dans laquelle elle reconnaît une source d’eau régénérante, puis passe, extatique, devant un monastère tout en me chuchotant à l’oreille quelques paroles enflammées sur l’odeur d’un arbre voisin (qui ne sent rien) et la beauté étrange du lac devant lequel nous passons (qui n’est qu’une mare aux canards). Je tourne la tête, et me voilà sous le feu du regard de l’autre, le photographe, qui roule des yeux d’un air constamment effrayé et mécontent à la fois, agitant son grand corps maigre et sa barbe pleine de fureur contenue. Me voilà prise entre les deux, qui me tiennent un discours bien rodé sur le thème de l’argent qui pourrit tout, et puis c’était bien mieux avant, tenez, sous Brejnev, quand on faisait nos études, on rigolait bien, on pouvait tout à fait plaisanter sur le pouvoir, on ne risquait pas autant qu’aujourd’hui, et moi je demande timidement s’ils ne regrettent pas l’époque soviétique – puisque beaucoup la regrettent ici – mais non, bien sûr, ils n’iront pas jusque là. Et pourtant, je sens un sérieux fond de nostalgie, au souvenir de la belle époque où les artistes étaient subventionnés, les écrivains cocoonés, et on finit par se dire que le temps du parti unique avait quelque chose de bien rassurant pour ces inquiets de nature, pour ces palpitants professionnels. Hors de ce cadre étroit, ils dérivent dans une folie douce, un délire de la persécution latent, donnant cours à une subtile agressivité à laquelle j’échappe en apercevant soudain le métro au détour du chemin. Ouf ! retour sur terre.

 

 

Féminines attitudes

On m’avait dit, avec des levées d’yeux au ciel : l’hiver, pfff, long, interminable, le truc qui n’en finit pas, tu crois que c’est bon, et puis voilà, de la neige qui te retombe sur le coin de l’œil, et tu t’en reprends pour un mois. Et puis on m’avait dit aussi : un jour, ça y est, on est de l’autre côté du miroir, printemps, bourgeons vert pomme, une odeur chaude et enveloppante, et ça monte en crescendo jusqu’à l’été, grand strip-tease citadin, torses nus, jupes presque invisibles, concerts de jambes blondes et offertes, appel généralisé à la pollinisation, grand carnaval de la nature. Alors j’ai bandé mes forces, traversé l’hiver en ne cherchant pas à voir plus loin que la neige amoncelée au bord des trottoirs, ou la pluie ruisselant en fleuves par les rues cabossées, remettant mon bonnet consciencieusement, jusqu’au jour où j’ai pu sortir sans, et là c’était déjà une première révélation de chaleur, cette tête nue qui s’en trouvait presque étonnée, et qui se demandait si elle n’avait pas oublié quelque chose en sortant. Mais non, c’était bien ça, cet effeuillage lent mais sûr, diminution des épaisseurs, manteau léger, collant tournant à la transparence, et soudain, la floraison des jupes sur la blancheur de la peau exhibée, un vent d’été tapageur, soufflant sur la ville, invitant à la dépense. Je n’y ai pas résisté, je devais répondre à l’appel, et j’ai pris le chemin des magasins comme on s’embarque pour Cythère, rejoignant mes compagnes dans la grande lutte pour la séduction, dans cette compétition géante à laquelle participent toutes les moscovites en âge de procréer, rattrapée par la loi des plus fortes, les saintes de la mini jupe, les prêtresses du talon compensé.

Alors, légère et court vêtue, arborant un t-shirt informe et fluo sur un petit short en jean, remontée comme une pendule sur mes échasses portatives, je me suis sentie dans le vent, à la page, fondue dans le flux de la féminité outrageuse et assumée, et j’ai cru ma première heure arrivée, amour, gloire et beauté, sans prendre garde aux réflexions de ma propriétaire qui me disait que sur les Champs-Elysées je ferais un tabac, mais qu’ici je passerais malheureusement inaperçue. Regonflée à bloc, partie pour une des folles soirées moscovites dont on m’avait repassé le scénario à maintes reprises, j’ai levé la main avec assurance, pour appeler un de ces taxis sauvages qui font le piquant de mes déplacements à Moscou (j’en ai parlé à d’autres occasions), tout en songeant que si j’avais fait le même geste, dans la même tenue, sur l’avenue Foch, on m’aurait demandé : « C’est combien ? ». Bon, bon, je n’allais pas remiser de sitôt mes velléités d’amazone, et bouder le plaisir un peu canaille d’avoir l’air d’une pute sans que personne n’y trouve rien à redire. Ayant croisé dans un bar un des multiples Don Juan de la communauté expatriée, qui jeta un coup d’œil appréciateur sur mes récentes acquisitions vestimentaires tout en admirant ma capacité d’adaptation au pays, je pénétrai grâce à lui dans le saint des saints, l’espace sacré de la chasse à l’oligarque – une boîte de nuit appelée Icon, anciennement Rai. Là, tremblante sous mes oripeaux qui m’apparurent soudain comme ceux d’une provinciale de bas étage, je contemplai avec un religieux effroi la horde de jeunes femmes sans pitié qui livraient bataille, au son d’une musique apocalyptique. Robes de grand soir, lamés soigneusement étudiés, déhanchés appuyés et démarches félines – des tigresses de la jambe et de la hauteur, sous un maquillage de dédain, capables de se mouvoir dans l’espace avec des regards traversants, aveugles à tout, sauf à celui qui leur offrira une vie de manucure éternelle et de bijouterie impérissable. De mon humble altitude (1,80m avec les talons), élevant mes regards vers les gogo-danseuses perchées sur le bar, qui jouaient du bassin d’un air parfaitement désabusé, j’éprouvai une forme de compassion pour cet enfer du billet (glissé dans des culottes miniatures), cette vente aux enchères de la femme qui s’est faite pierre.

Mais, dans ce royaume où l’homme est aussi précieux que rare, et aussi laid que les femmes sont belles et hautaines, on voit encore passer quelques créatures qui font espérer en la nature humaine, en la douceur de ses liens et de ses échanges. Toutes d’argent fuselées, certaines femmes ont en effet cette petite faiblesse merveilleuse : elles ont natté leurs cheveux. Ces tresses, que l’on retrouve sur toutes les têtes des femmes russes encore jeunes, c’est un peu le talon d’Achille d’un peuple endurant, caparaçonné dans sa froideur apparente et sa volonté de fer. Elles sont un fil ténu dans le tissu de la modernité, et, plantées à la racine des cheveux, elles enracinent ces mystiques de la hauteur dans le monde de la terre et des moissons. Courant sur un casque blond, elles rappellent que, sous l’étreinte de la sophistication et de la discipline, il y a un grand vent qui souffle et qui délie, un torrent de cheveux dont la longueur effraie et envoûte, un véritable parfum de contes et légendes. Je rencontre parfois dans le métro des petites filles vives, aux nattes refermées en boucle autour des oreilles : elles sont comme les passeurs de cette nature chaude et souple qu’elles retiennent sans peine par un ruban de couleur, et en les voyant, je saisis fugitivement ce qui m’émeut dans le raffinement doux des coiffures dont se parent leurs mères ou leurs grandes sœurs. Ainsi, il y a de la beauté à voir s’arrondir sur la nuque d’une femme vêtue d’un tailleur strict une couronne épaisse, un cercle de cheveux lâchement mais rondement retenus, comme une main tendue sous ce port de reine. Ils disent, ces  cheveux : parlez-moi ! Je suis encore cette petite fille qui aime courir et chanter dans le vent ! D’autres, finement tressés, travaillent l’asymétrie, jouant comme un quadrillage, une marelle sur la peau claire du crâne mis à nu, et s’exclamant : regardez comme je suis différente ! Quel n’est pas mon art ! Et cet art, bien éloigné de l’affectation, rachète la jeune fille à la lèvre artificiellement gonflée, aux paupières outrageusement fardées, mais qui se rend à son examen de littérature en ayant pris soin de natter ses cheveux peroxydés, ceux-ci formant désormais un haut-relief parfait et serein qui lui court du haut de la tête jusqu’aux épaules. Hommage discret au passé, humilité accueillie comme on dépose les armes : dans les douces sinuosités de la chevelure, il y a une légèreté retrouvée, un abandon délicat, et la reconnaissance du fait que la vie nous dépasse infiniment, qu’elle ne se plie pas à notre désir, mais qu’elle l’accompagne, pourvu qu’on lui donne avec modestie une forme élégante.

 

Sérieux comme un pape

C’est bien connu, quand on est plongé dans le noir, on finit toujours par s’habituer et y voir quelque chose. Cette acclimatation insensible de l’œil, cette myopie mentale de l’étranger fraîchement arrivé, corrigée par la presbytie de l’habitude et du déconditionnement progressif, j’en mesure aujourd’hui les effets bénéfiques, puisqu’après six mois passés en Russie, je suis non seulement sensible à la beauté particulière de certains visages slaves, dans la finesse soudaine d’un profil masculin, ou dans la profondeur insondable d’un regard bleu comme le ciel emprisonné dans la glace, mais j’ai même pris conscience que je ne voyais plus désormais ce que je voyais partout en arrivant – visages de pierre, mines maussades et hautaines, fermées comme les portes du métro que l’on vous claque au nez sans vergogne. Non que le nombre des claqueurs de porte ait diminué (le contraire serait plutôt à craindre, car, faut-il l’avouer, je fais maintenant partie de ce sinistre bataillon), ou que tous les visages se soient éclairés,  mais je suis plus sensible qu’auparavant à l’embellie qui pointe toujours derrière ces faces chagrines comme un ciel de traîne, et au sourire éclatant qui vient balayer en un instant des années de grisaille et de gravité.

Certes, pour beaucoup, la trouée lumineuse n’est pas fréquente, et j’avoue avoir éprouvé un étonnement profond, auquel s’alliait une sorte de pitié, devant la morne figure de la mère de mon petit élève russe, qui, alors même que je m’épandais en interjections traduisant un degré de gâtisme avancé devant le bébé qu’elle portait un jour dans ses bras (bébé qui répondit par un petit sourire à mon gazouillis international et dégoulinant d’affection), ne daigna point quitter sa mine éternellement et implacablement boudeuse.

Sombre humeur existentielle, donc, que je retrouve dans le sérieux avec lequel la concierge de mon immeuble accomplit sa tâche de cerbère officiel, sortant au moindre mouvement de sa tanière pour m’assener un « Dobre dyen » (Bonjour) sonnant comme un « halte-là ! », petit mot qui vient me mordre les mollets quand je descends les escaliers pour sortir de chez moi – « Qui court comme ça ? », lance-t-elle de son ton rugueux et rageur – me faisant sursauter et haïr ce chien de garde verbal, et me retourner malgré moi vers ce visage toujours figé dans un masque d’indignation.

Mais parfois, cette application à la tâche, ce sérieux érigé en code de conduite laissent transparaître une douceur maîtrisée, une beauté contenue, comme celle que je rencontrai un jour, au hasard d’un cours de salsa donné dans la salle paroissiale d’une église orthodoxe. Devant un public de filles plus ou moins jeunes, à l’allure plus proche des mormons (socquettes et chemisiers blancs à l’appui), que des sylphides courtement vêtues qui hantent les clubs de (pole) danse, un grand jeune homme au visage imperturbable avait entrepris de décomposer, selon une précision maniaque et militaire, les pas et les déhanchés nécessaires à l’acquisition de cette danse méridionale. Le miracle ne s’est point fait attendre : voilà notre instructeur qui assemble sous nos yeux éblouis les groupes musculaires de cette syntaxe du roulement, de cette petite révolution de la hanche qui remonte jusqu’à la fesse, et on ne voit plus que ça, ce parangon de la masculinité et de la raideur devenu latin malgré lui, érotique à son insu, tout en distance et en souplesse. Jusqu’à la fin du cours, ce beau faune orthodoxe auréolé de sérieux ne se déridera pas, mais quelques nymphes au collet monté ouvriront, en soupirant, le premier bouton de leur chemise.

Pour un dimanche

J’ai souvent pensé à écrire un roman sur le dimanche, un récit qui aurait la longueur de ce jour sabbatique, flottant comme un vêtement trop grand sur le corps amaigri de ma vie solitaire et agnostique. J’aurais dessiné ce moule vidé par l’absence de messe dominicale, la carence du repas familial qui suivait cette fête de l’esprit, et dont on pouvait anticiper la douceur par les effluves de poulet rôti qui précédaient celles de l’encens. C’était une célébration discrète et rassurante de l’appartenance – à la famille, à la communauté – à laquelle se joignait, dans le salon où l’on traînait outre mesure pendant que mon père fumait la pipe en écoutant du jazz, une forme d’ennui autorisé, bien loin du déroulé militaire de nos semaines. Mais l’ennui des dimanches solitaires est comme le négatif du précédent, un temps que l’on éprouve sur un mode lacunaire, une vacance que l’on comble à la surface par le travail (qui ne manque jamais), mais qui, si l’on devait la sonder, renverrait l’écho des questions lancinantes de l’existence. Aussi n’hésité-je pas à faire bon usage de tout divertissement qui se présente, ayant à l’esprit les propos de Pascal qui fait une peinture à la fois noire et résignée de cet homme incapable de rester dans sa chambre, risquant aussi sec une crise d’angoisse, alors après tout, pourquoi ne pas le laisser se divertir, c’est-à-dire se détourner au sens propre de la vision terrifiante de son néant, dans lequel il s’abîmera s’il n’est pas sauvé par une crise mystique. C’est ainsi que, dimanche dernier, j’ai reçu un SMS qui a sonné comme un appel à sauver ma journée, et qui formait une invitation limpide lancée à travers la neige qui tourbillonnait dehors : « Veux-tu venir dessiner avec nous ? », question dont la simplicité biblique requerrait, comme pour Pierre à qui Jésus demande : « Pierre, m’aimes-tu ? », une réponse simple et entière, un acte de foi en somme. J’ai dit oui, et je me suis mise en marche, bravant le métro dominical et les éléments, tâchant de déplier à bout de bras une carte imprimée qui s’amollissait sous les flocons et que je ne voyais qu’à travers la petite fenêtre fourrée de ma capuche, remerciant surtout le Ciel d’avoir investi dans des bottes en plastiques (à talons et rubans, pour ne pas détonner avec l’élégance russe) lorsque je me suis vue patauger dans dix centimètres d’eau neigeuse. Je parviens enfin à l’entrée d’un bâtiment où le gardien m’invite à passer en me soufflant des mots que je ne comprends pas, mais il me faut une souriante animatrice de l’atelier pour me guider à travers plusieurs arrière-cours, jusqu’à la salle où nous attendent Tania, l’ange du SMS, et les autres participantes de cet après-midi placé sous le signe de l’art. Deux jeunes filles, serrées contre la table haute sur laquelle j’aperçois une sorte de nécessaire à cartonnage, feuilles de couleur, colle, ciseaux et peintures laquées en tout genre, chuchotent doucement, tandis qu’une troisième, d’un âge plus avancé, s’applique à décorer, par adjonction d’un bout de ruban qu’on utilise autour des paquets cadeaux, un découpage qui, en regardant de plus près, a la forme d’un ange. Secondée par mon accompagnatrice au beau sourire, Tania se met alors à expliquer d’un air ravi que c’est bien là le thème de l’après-midi, les anges, un thème auquel on peut associer celui des cœurs, parce que c’est bientôt la Saint-Valentin, et l’on pourra offrir nos œuvres d’art aux êtres qui nous sont chers, enfin quelque chose comme ça si j’en crois ma compréhension encore assez nébuleuse de cette langue chantante et douce. En guise d’exemple, notre illustratrice inspirée nous montre quelques réalisations sur lesquelles on observe des formes angéliques récurrentes, diversement coloriées (un dégradé de rose vers le bleu) ou peintes (en doré) par des mains inégalement talentueuses. Moi qui pensais renouer avec les grandes heures de mon adolescence, alors que je m’exerçais à la copie devant les œuvres de Van Gogh, savourant l’usage huilé du pastel gras pour restituer la pâte colorée de mon maître, je ne peux alors m’empêcher d’éprouver un certain dépit à l’idée de devoir réduire mon geste créateur à l’usage des pochoirs que Tania me tend en souriant, et dans lesquels je reconnais les anges de mes prédécesseurs, dépit renforcé par la nécessité de souscrire à un thème qui me hérisse autant par sa niaiserie rose bonbon que par aigreur personnelle. Mais il n’y a rien à faire, il faut faire comme tout le monde, et je choisis docilement la forme d’un grand ange qui tient sur un carré de canson bleu, tout en affirmant ma liberté d’artiste par l’utilisation non pas des tubes de couleur dorée ou argentée, que je condescendrai à convoquer dans un second temps, mais d’une boite de pastels secs dans lesquels je mets tous mes espoirs de créativité. Et soudain, le miracle opère : penchée sur ma feuille, pénétrant à tâtons dans un monde bicolore – car j’ai suivi les conseils de notre illustratrice en chef, qui me suggère de commencer avec deux couleurs, tiens, du rose par exemple –, je retrouve la sensation de mes quinze ans : l’esprit se tait, s’oublie complètement au profit de la main, et me voilà partie pour deux bonnes heures de silence intérieur. Je me laisse guider – tiens, tu pourrais faire de la lumière, là, utilise le tipex, et effectivement, ça s’illumine –, je rajoute un tout petit ange, dans un coin, que je poche avec la peinture dorée, ça bave un peu, mais ça crée un équilibre dans la composition, et pour parfaire ledit équilibre, je dore les côtés de manière à donner l’illusion d’un cadre. Entre temps, abstraction du monde, seul froissement des feuilles et chuchotis russes, musique impalpable de cette pause de l’esprit. Quand ça s’arrête, vague impression de reprendre la cotte mal taillée de l’incarnation, mais Tania et son acolyte béate n’en ont pas fini avec leur petite séance de nirvana improvisé. La première me demande comme ça, tout de go, qui est cet ange rose et orange (bordé de blanc) qui occupe le centre de ma page, et je pense aussitôt c’est mon père, là, grand comme le ciel, qui tend la main au dessus d’une toute petite Dona dont le doré déborde, mais je n’ose pas le dire, par pudeur, ou parce que je ne suis pas très sûre d’avoir compris la question, si c’était l’exercice, alors je bafouille un je ne sais pas, espérant qu’on passera rapidement à quelqu’un d’autre, et d’ailleurs une des jeunes filles dit tout simplement en regardant son dessin : « c’est ma mère ». Mais le ciel s’est refermé, j’ai envie de partir, et Tania m’incite amicalement à emporter mon ange désormais gardien, alors que j’aurais voulu le laisser ici, car avec cette neige, cette gadoue, et ce petit sac à main, ce n’est pas très pratique, et puis qu’est-ce que je vais pouvoir en faire, mais là, justement, ma lumineuse amie me demande à qui je vais le donner, ou si je vais le garder, et je décide de le garder, de l’emporter avec moi. Sur mon bureau, il y a donc maintenant le cadeau inattendu d’un dimanche sous la neige.

Entre ciel et terre

Me revoilà à Roissy, aérogare 2C, qui ressemble à 2D comme un jumeau, mais c’est comme dans le jeu des 7 erreurs, tout est décalé, l’emplacement des toilettes, la petite cafétéria Paul ou le kiosque à journaux, et l’on cherche à droite ce qui était à gauche, tout en avisant de petits fauteuils en cuir vert anis et rose bonbon, conçus pour distraire de la grisaille parisienne qui ruisselle aux fenêtres et sur la coque argentée de l’appareil Aeroflot. Avant même de monter à bord, alors même qu’une amie chère vient de me déposer dans ce hall de gare des temps modernes, donnant à mon départ cette impulsion affectueuse qui ne vaut pas une étreinte à l’arrivée, mais tout de même, je ressens l’abattement imperceptible, la fatigue écœurée qui vient normalement après de longues heures de voyage, celles que l’on compte à partir du moment où l’on marche jusqu’au métro, avec changement vers le RER, valise à bout de bras dans des escaliers maudits, tapis roulants qui sillonnent l’aéroport dans une odeur de parfumerie envahissante, donnant envie de vomir quand elle se mêle à celle du café, et le temps de l’attente, qui use les nerfs plus subtilement. Après, viendront les consignes de sécurité, ballet signalétique des hôtesses dont on se demande à quoi il pourra bien servir quand elles seront, chahutées comme nous tous par l’avion en détresse, cramponnées à leur siège ou à quatre pattes entre les rangées, mais en attendant, mesdames-messieurs, nous avons le plaisir de vous offrir un repas chaud pour vous faire oublier que nous sommes à quelques milliers de miles de la terre, et malgré les conseils des grands voyageurs qui disent qu’il vaut mieux voler à jeun, je prendrai docilement mon petit plateau, partagée entre le plaisir régressif de jouer à la dinette et la déception de constater que, même au décollage de Paris, la compagnie russe s’en tient au hareng saur suivi de barres chocolatées en guise de dessert, mais il faut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Tenir bon, aussi, car m’attend à l’arrivée la  symétrique inverse, traversée de l’aéroport en ignorant les chauffeurs de taxis, qui proposent une course sous le manteau avec des mines d’exhibitionniste, achat d’un billet pour l’aéroexpress tout en constatant que mon russe n’a pas progressé d’un iota, et retour dans le métro si je n’ai pas le courage d’arrêter une voiture défoncée pour négocier à la baisse les dernières minutes qui me séparent de mes pénates moscovites.

Ces pénates, je les ai quittées le vingt-deux décembre pour participer au « Noël de mamie », une tradition remontant bientôt à quarante années, et charriant peu à peu ses pièces rapportées, ses drames en tous genres et sa dose de pénibilité inévitable pour les électrons libres du clan, exclus volontaires ou non du modèle classique de transmission de la race. Pour participer à temps à ce raout obligé, j’ai choisi une compagnie aérienne créée par un Français au sortir de la guerre, rachetée en 2001 par un Algérien, et reprise encore une fois, ce que ne dit pas la fabuleuse histoire contée sur le site, par les Chinois qui n’en ont fait qu’une bouchée à l’automne dernier. Pour l’heure, je découvre l’aéroport de Vnukovo dont le calme olympien impressionne de prime abord, mais désole rapidement : s’il y règne un tel silence, c’est que la plupart des guichets sont fermés. Je constate avec effroi que mon vol est reporté à quelques heures plus tard, pour ne pas dire sine die, ce que prétend une connaissance moscovite que je croise arc-bouté sur sa valise, s’arrachant les cheveux depuis vingt-quatre heures : la compagnie a eu le toupet, la veille, de faire partir son avion 3 heures avant l’heure dite, et de le renvoyer chez lui, sans dédommagements ni explications. Jérôme n’a pas fini de se lamenter, ni de maudire les amis trop prévenants qui lui ont déconseillé le retour en voiture auquel il est habitué, ce voyage longuet et pourtant joyeux dans sa titine chérie. Missionné par ce qui est en train de devenir un groupe – rien de tel que l’adversité pour créer une sociabilité facile et cimentée par la consternation – il finit par comprendre (et nous avec) que l’avion que nous devions prendre est encore à Paris, et que nous allons devoir occuper de longues heures à boire des cafés, retrouver d’autres expats à la dérive dans ce paquebot vide de Vnukovo, nouer des liens inédits relevant des affaires courantes ou de la paroisse, et renoncer, pour ma part, dans un grand soupir flegmatique, à l’héritage familial des réactions hystériques que j’ai connues en de pareilles circonstances, réactions dont le souvenir me traverse soudain comme un mauvais rêve, et dont je me détache avec une consciente délectation. Pour couronner mon exercice de zazen improvisé, je regarde le verre à moitié plein, constatant que ces mondanités aéroportuaires ont du bon puisqu’elles m’épargnent finalement le raout désiré (champagne) et redouté à la fois.

Trois semaines plus tard, je reprends le chemin de Moscou par la même sous-compagnie aérienne, et tente de rester dans les patientes dispositions dont je viens de me glorifier lorsque l’hôtesse au sol, que j’interroge avec sang-froid, m’explique sur le ton de la confidence que des conditions météorologiques défavorables ont entraîné une réunion au sommet, nécessitant de redessiner l’itinéraire, alors vous comprenez, nous n’embarquerons probablement pas avant deux heures. Bien entendu, je soutiens sans hésitation ces architectes du ciel, ayant développé, après un atterrissage chaotique au-dessus des forêts de Riga, une fâcheuse tendance à croire ma dernière heure arrivée dès que l’avion gigote outre mesure. Coite, j’attends (avec d’autres, mais qui n’ont pas le mérite de parler français et d’exprimer à voix haute un mécontentement qui me soulagerait) les deux heures prescrites dans la salle d’embarquement, puis une demi-heure inexplicable dans la passerelle surchauffée qui conduit à l’appareil, et deux nouvelles heures dans l’avion à l’arrêt, glacé. Digérant le choc thermique, je tends l’oreille aux petites annonces qui commencent à ponctuer le temps de ce sas réfrigéré, l’hôtesse nous faisant d’abord savoir qu’un premier pilote était souffrant, qu’on en a fait venir un second, qu’il a été pris dans les embouteillages, et le voilà, non, attendez, ce n’est pas fini, veuillez nous excuser, nous attendons les machines à dégeler les moteurs (bon, bon, on ne lésinera pas sur la sécurité, grommelle-je). Je commence à partager ricanements et levées d’yeux au ciel avec mes compagnons d’infortune monoglottes lorsqu’une nouvelle annonce signale que la machine dégelante est tombée en panne, et que les membres de la compagnie s’affairent actuellement pour en trouver une autre. Quand l’objet de tous nos vœux parvient à destination, notre avion est lui-même pris dans les embouteillages au décollage, et se trouve en 8è position sur la piste. Je jure dans ma barbe que je ne volerai jamais plus que par le biais des grosses compagnies, celles qui monopolisent le tarmac et drainent les porte-monnaie.

De fait, quelques jours plus tard, les circonstances me ramènent à l’aéroport de Sheremetievo, où je m’apprête à prendre l’omnibus Paris-Moscou de la compagnie nationale. Je m’abandonne à la douce chaleur du soleil qui traverse les couloirs suspendus, au roulis de la valise sur le tapis qui l’accompagne, et j’admire le flamboiement de glace qui illumine la neige alentour ; sur la piste, les fusées d’acier d’Aeroflot ; au fond, une forêt compacte, qui fait rêver à la Russie profonde. Mais c’est la Russie de la surface qui me rattrape : partie pour siroter un latte devant ce paysage en vert et blanc, je me retrouve au Shokoladnista (sorte de sous-Starbucks Coffee qui pousse partout comme de la mauvaise graine), au milieu des serveuses qui s’engueulent sur une musique techno totalement inappropriée à dix heures du matin. Elles aboient, me jettent mon café, et font mine d’ignorer un type à lunettes, grosses montures à la mode et pull en V vers pomme, qui s’agite pour signaler sa présence. Pas séduites pour deux sous par ses cheveux grisonnants et longs dans le cou, façon Beigbeder russe. Elles le sont peut-être davantage par trois jeunes gens qui portent le même sweatshirt, où l’on voit « CSK Moscow » brodé en rouge sur fond gris, et qui, quand ils se lèvent, font tous 20 à 30 centimètres de plus que le péquin moyen, des géants blonds et doux comme elles ne sont pas. Détournant le regard pour accrocher celui des mégères en quête d’apprivoisement, je lance le rituel de l’addition, et j’ai le temps d’apercevoir une petite famille qui s’assoit non loin de moi – elle, la lèvre supérieure avancée, dont on se demande si elle n’a pas complètement raté sa chirurgie esthétique, puis une petite fille qui par bonheur lui ressemble un peu. Tête blonde au grand front, son sourire édenté respire la fraîcheur perdue de sa maman. Vient enfin le père, dont la frange collée au front lui donne une tête des années 60, et qui s’assoit à leurs côtés, l’air atone. Tout en en regardant hypnotiquement son téléphone, il leur parle très bas. Derrière eux, la piste s’étend en un patchwork de blanc sec et de marron glacé, mon avion brillant au milieu comme la mine d’un crayon. Je file retrouver la solitude des airs, car sur les grandes compagnies, un matin de semaine, il n’y a personne.