« Ma pauvre fille, tu crois encore au père Noël ! ». C’est en substance ce que j’entends dans la bouche de toutes les femmes russes que j’ai rencontrées, lorsque j’ose esquisser le début d’un questionnement sur la possibilité d’une rencontre amoureuse à Moscou. On l’aura compris, la femme russe de plus de 25 ans a définitivement perdu ses illusions, si tant est qu’elle en ait jamais eues. Faisons le point : après avoir ferré son géniteur, qui, n’exagérons rien, peut être simplement un camarade de lycée avec qui elle se marie rapidement, parce que ça se fait, et parce que quand on n’a pas son propre appartement, ça facilite l’intimité, après, donc, avoir conclu des noces printanières et mis en route le bébé censé assurer sa retraite, la jeune fille russe (car à ce stade elle n’a qu’une petite vingtaine d’années) déchante, s’agace, découvre la vie et grandit en même temps que son compagnon qui devient vite encombrant, et dont elle se débarrasse sans regrets. De là, elle prend les choses en main, confie le jeune enfant à sa mère, travaille d’arrache-pied pour faire vivre cette cellule matriarcale, et si l’enfant est un garçon, il sera élevé comme un roi, puis finira par ressembler à son père – pas fiable, égocentrique et alcoolique. Pour la jeune mère, la fin de la décennie se conclura peut-être par un deuxième mariage, mais la fin de la suivante sera probablement le temps du célibat choisi. Il n’y a qu’à voir cette ravissante habitante de Krasnoïarsk, 28 ans, mère d’un garçon de 7 ans, fraîchement divorcée, jouissant des plaisirs d’une nouvelle union (libre cette fois), et s’esclaffant lorsque j’évoque l’idée d’un remariage. Passant sur l’incongruité de ma proposition, elle reprend son sérieux pour me demander quel est l’intérêt de s’embarrasser à nouveau d’un tel boulet. Dans une veine analogue, ma prof de russe, 43 ans, vivant dans 38 m2 avec son fils de 15 ans et divorcée deux fois, lève les yeux au ciel d’un air apitoyé quand j’évoque la question de la vie à deux, car qui voudrait vraiment de ces types qui se laissent porter, qui ne font aucun effort et rechignent à payer au moment voulu, et puis, tu n’es pas au courant, il y a 20 % de femmes en plus que d’hommes à Moscou – statistique ahurissante que la communauté féminine clame à tous vents comme la clé ultime du déséquilibre entre les sexes.
Y a plus qu’à se rabattre sur l’expat’, comme me le suggère une autre amie, qui m’avoue n’avoir quasiment jamais eu de petit ami issu de son propre pays. Le problème est qu’il faut être dans le bon timing, le créneau de l’expatrié se concentrant sur la prime jeunesse, fécondable et malléable à souhaits. Mais c’est là le sujet de mon précédent article, et qui mérite d’ailleurs son pendant : que font les femmes expatriées en mal de mâle ? A l’heure où mes copines fomentent un petit quatrième, il m’a bien fallu me confronter à la question. Mon arrivée à Moscou avait été marquée par la rencontre d’une charmante petite anglaise qui n’avait pas la langue dans sa poche, et qui s’empressa de me mettre au parfum de la situation : nada, nietchevo, que dalle, tu peux mettre une croix sur ta libido, toutes les expat’ arrivées célib’ à Moscou sont reparties, euh, comment dire, la queue entre les jambes, et d’ailleurs (petite voix de confidence), on dit que les russes sont du genre droit-au-but, je te le confirme, ça mériterait une bonne éducation aux préliminaires, mais bon ça se passe plutôt du côté du porte-monnaie, alors que veux-tu. Elle oubliait de me dire que, résultat de l’infâme disproportion évoquée plus haut, ces hommes sont harcelés (surtout s’ils sont bien faits de leur personne), souvent fiers, et ne s’abaissent pas à parler mal anglais devant une étrangère, cette dernière n’éveillant d’ailleurs en eux aucune excitation particulière. Bon, bon, ce n’était pas très encourageant mais après tout, rien ne m’empêchait d’aller tenter ma chance (tous les gagnants ont joué, n’est-ce pas ?), et pourquoi pas auprès de ce jeune homme que je croise dans un bar en compagnie de ses amis, pas très grand, pas trop blond, bonne tête, col roulé en laine bleue marine (qu’il ne quittera pas de la soirée alors qu’il fait une chaleur de bête) dans un style gentleman farmer assez charmant pour ces contrées où le look en vogue reste encore le cheveu long dans le cou et la chemise années 80. Adossée au comptoir, je vais tout tenter, pire que la parade du paon ou la danse nuptiale du kangourou, grattant d’abord sur la corde décontractée de la séduction, par des plaisanteries du type : « c’est quoi ton challenge de la soirée ? Ne jamais enlever ton pull ? », et même si la blague est nulle, je lui arrache quelques sourires, décidément très cute, mais on ne va pas aller très loin comme ça. Alors je vire à la chatte, vamp’ parisienne (j’ai quand même sorti la mini-jupe et le top à paillettes, je ne vais pas me laisser impressionner), et hop rapprochement tactique, collé-serré délicat (peut-être encore un peu timide mais il ne faut pas effrayer la proie). Rien n’y fait, pas la moindre tension corporelle, il faut se rendre à l’évidence : ou le jeune homme est déjà en main (niet, disent ses amis), ou il est très timide (ses amis approuvent derechef), ou c’est un ange (qui n’a pas de sexe, c’est bien connu), ou encore il a aperçu dans un éclair stroboscopique les perfides petites ridules qui signalent les trois ans d’avance que j’ai sur lui (eh oui, j’ai même réussi à savoir son âge). Que voulez-vous, dans un tel environnement, on finit par se coogardiser, j’ai même reçu les hommages d’un jeune homme de vingt-cinq ans qui, à ma décharge, en paraissait trente. Bon, d’accord, lui non plus n’a pas surmonté sa timidité.
Je fais chou blanc, donc, et prends mes cliques et mes claques, c’est-à-dire ma doudoune customisée (j’ai rajouté une ceinture pour faire local) et ma chapka d’époque acquise par ma grand-mère en 1960. Dehors, le froid cogne, et je me mets à marcher façon militaire, prestissimo, plus du tout sexy, quand ralentit à ma hauteur une voiture toute pourrie qui me rappelle celle dans laquelle j’ai traversé la Sibérie, et qui appartient à la catégorie si pittoresque des taxis sauvages de Moscou. Dedans, un type souriant me fait des grands signes, et moi de décliner en souriant aussi, non, non, je n’ai besoin de rien, mais il insiste, et je lui réponds que j’habite à deux pas, on se croirait presque dans l’Ecole des femmes, quand la blanche Agnès répond aux saluts répétés du jeune homme inconnu, et comme il n’en démord pas, eh bien oui, je monte – ah qu’il fait bon dans l’habitable surchauffé. Ma crise de déraison dure une minute puisque vingt mètres plus loin, je lui demande d’arrêter la voiture, mais il ne se laisse pas démonter pour autant, il propose de bavarder un peu, alors d’où venez-vous comme ça, et je lui renvoie sa question, peu étonnée lorsque je l’entends me répondre qu’il est Arménien, pas de doute, ces cheveux bruns, ce bon sourire, cette libido à fleur de peau surtout, rien à faire, il n’y a que les Arméniens ici pour oser jeter les yeux sur une femme avec tant de naturel et d’appétit. (Il y aurait bien aussi les Tadjiks, les Kazakhs, ou les Ouzbeks, mais ceux-là sont encore écrasés par le complexe des habitants issus des ex-républiques soviétiques, et ils souffrent par ailleurs du racisme ambiant). Soudain, alors que prend tournure notre petite saynète franco-arménienne, un homme visiblement pressé de prendre ma place vient tambouriner à la vitre, et j’ouvre la porte sur un imbibé de première classe, sorte de Eltsine au meilleur de sa forme, dont la diction grumeleuse indique une incompréhensible direction tout en accompagnant une gestuelle titubante et fantasque. J’en profite pour prendre congé de mon charmeur de chauffeur, mais celui-ci s’écrie que je ne peux partir sans lui laisser mon numéro, ou prendre le sien, et la brutalité désarticulée de l’ivrogne s’adoucit soudainement, le visage s’éclaircit, quoi, il s’agit d’une scène galante, alors il m’encourage par un flot de tendresse et de paroles égarées, mais il parle tellement fort que je n’arrive pas à entendre le numéro que l’Arménien me dicte, désespéré, maudissant probablement ce viking alcoolisé qui le coupe brutalement dans ses élans. Je m’éclipse, en me disant que tout n’est pas perdu, qu’il y a encore de la vie dehors, et un peu d’espoir en ce bas monde.